#3 Dans les Ruines [mod] [ !! Gore !! ]

Un cri transperce Neige de part en part. Ce n’est pas le sien. Elle cligne des yeux à nouveau. Des ailes surgissent du soleil. Elle se tient debout, le katana en position haute, arrachant à la réalité ses dernières lettres. Je ne sais pas vraiment ce que je fais là, tu sais, je ne sais pas vraiment ce que je fais depuis que tu es partie. Je prends des routes et je ne sais même plus si elles m’éloignent ou me rapprochent de toi. Je sursaute en regardant des femmes de dos - elles ont parfois les mêmes cheveux que toi. Je crois entendre ta voix. J’écoute ta musique mais je n’entend que des bruits. Sourds.

Un bruit sourd. Le corps d’un piafabec mort qui tombe par terre.

“Neige ! Neige ! Respire ! Respire !”

Anna ? Qu’est-ce qu...

“Atch !!!”

L’alcool lui brule la peau et les narines. Anna lui a versé la boutille sur la tête. Elle s’ébroue. Il y a un petit animal qu’elle ne connaît pas qui fonce sur Anna, et un Nosferapti qui tourne autour
d’elles.

Elle dégaine son wakizashi et coupe la route de l’animal.

Le premier coup frappe la Sabelette en plein ventre et arrête sa course net. Anarchie est un peu réveillée. L’alcool lui cuit le crâne.

“Anna ! Essaye de distraire cette foutue chauve-souris, ou on ne va pas s’en sortir !”

Elle se lèche les lèvres. Ça a un goût de rhum. Pfwah. C’était du bon rhum. Mais c’était un bon réflexe. L’adolescente commençait à se débrouiller. Elle sourit en esquivant une attaque de la chauve-souris. Celle là était nettement plus dangereuse.

Je n’ai jamais chassé avec toi, Aurore. Je t’ai suivie autant que j’ai pu. Toutes mes soirées d’alcool parlent de toi. Toute mes forêts de solitude. Quand je me caresse, le soir, il m’arrive encore de penser à toi. De ne pas parvenir tout à fait à esquiver ton visage. Ton sourire. Ta voix.

Peut-être que je suis moins prudente. Peut-être que je suis fatiguée. Peut-être que chaque combat, plus encore que le précédent, ressemble à un coup de poker. Un coup de bluff. J’ai pris des décisions que je regrette. Il y en a certaines que tu as pris pour moi.

Parfois le matin se lève et je crois voir dans les rayons du soleil qui percent les feuilles comme une cascade de cheveux blonds. C’est ce que j’ai gardé de toi.

Tu avais tatoué au creux des épaules un navire - le navire d’un autre. Tu n’avais jamais pris la mer. Comme beaucoup d’entre nous tu cherchais un sens à quelque chose - et tu le cherchais dans les néons pales des parkings, dans les raves nocturnes, dans les fuites au creu des ruines. Comme beaucoup d’entre nous tu avais appris tôt à ne pas mourir. Tu échappais à quelque chose. Tu étais dure. Plus dure que moi.

Tu me trouvais douce et aliénante. Mon parfum te prenait les tripes. C’était ce que j’étais pour toi, j’imagine : un parfum. Un souvenir entre les arbres. Un jour, je ne t’ai plus suffit. Je ne sais pas pourquoi je pense à toi, ici, couverte de sang au creux des ruines. Le goût de l’alcool ou la forme des pierres, peut-être. Peut-être que je n’ai jamais cessé de penser à toi. Je pensais que la vie était courte et je voulais la passer avec toi. Mais la vie est longue, longue. Les journées n’en finissent pas, elles n'en finissent pas.

Neige se place en position d’attaque, prête à frapper le Nosferapti dès qu’il passerait. Anna la regarde. Défigurée, couverte de sang, la chasseuse avait l’air lasse. Juste lasse.

“Allez, encore un. Combien de ces saloperies va-t-il falloir tuer...”

Le Wakizashi fend l’air dans un sifflement propre et la tête du sabelette vole au loin, coupée net. Neige grogne.

“Ils ne payent pas des Rangers pour faire ce boulot ? Merde...”

Elle prends la bouteille des mains d’Anna et vide le peu qu’il reste dans sa gorge. Le rhum ne lui fait que peu d’effet. Elle soupire.

“Bien joué Anna. ”

Ce n’était pas ironique. Elle secoue la tête, lasse. A sa droite, une petite pierre délogée dégringole. Elle soupire.

“C’est dans ces moments là que j’aimerais pouvoir t’apprendre à tirer à l’arc.”

Anna hocha la tête.

“J’apprendrais avec plaisir. Mais Neige...” Elle lui tire la manche. “On n’est plus très loin. Tu peux marcher cent mètres ?”

Neige hoche la tête. Anna passe le bras de Neige sur ses épaules et l’aide à marcher en clopinant. Il semble y avoir des pokemons sauvages aux alentours, mais ils n’attaquent pas. Après quelques dizaines de mètres, il devient clair qu’elles sont sorties de la zone dangereuse. Le bruit de la ville est tout près à présent. On ne les attaquera plus.

“On est tirées d’affaire. Tiens bon, Neige, on va essayer de trouver un dispensaire ou une clinique.”

Neige acquise silencieusement. Les derniers trente mètres qui les séparent de la première rue paraissent interminables. Elles décident de prendre la rue principale. Anna s’arrête pour demander les directions. Il y a une clinique un peu plus à l’ouest, dans la troisième rue.

Alors qu’elles prennent un embranchement, on les hêle.

“Eh les filles ! Vous êtes drôlement jolies !”

Anna tourne la tête, stupéfaite. Deux mecs dans la vingtaine s’approchent d’elles. Des ouvriers probablement. Neige ne s’arrête pas mais Anna semble perdue.

“Oh la la, elle a pas l’air en forme ta copine… Attends bouge pas mon copain et moi on connaît des méthodes de premiers secours…”

“Sérieusement, putain…” murmure Neige dans un souffle.

“Merci de votre proposition, monsieur, mais nous allons à la clinique.”

Neige ferma douloureusement les yeux. C’était des relous. Ça n’allait pas marcher. Ça n’allait forcément pas marcher.  

“Allez, dis pas ça, on est super doués nous tu sais ? T’en as jamais vu des aussi doués que nous.”

L’homme s’avança pour saisir le bras d’Anna. Neige eu du mal à suivre la suite des événements. Dans un geste d’une rare violence, Anna écrasa brutalement le cadavre de piafabec sur le visage du premier homme. Puis elle se saisit d’une dague de Neige et le planta.

Elle le planta, littéralement, comme si c’était un acte simple. Le couteau s’enfonça dans le ventre de l’homme qui se mit à hurler. Les yeux d’Anna étaient vides de toute émotion - presque opaques.

Neige mit une fraction de seconde à réagir. Alors qu’Anna sortait la lame pour la réenfoncer dans le corps du type, Neige lui arracha des mains, la prit par le bras, et puisant dans les dernières ressources qu’il lui restait, se mit à courir.

“Ne regarde pas,” Souffla Neige en souffrant chaque foulée, “Ne le regarde pas. Cours. Cours jusqu’à la clinique.”

Neige avait usé ses dernière forces pour courir jusqu’à la clinique. Arrivé à dix mètres de la porte, elle titube, et s’effondre sans réussir à passer le seuil.

Ensuite, ce ne sont que des bruits vagues. Je crois voir ton visage pétri de pourpre, tes lèvres s’ouvrir pour murmurer mon prénom. Tant de nos amis sont morts. Mais tu es vivante, et c’est le plus terrible. Tu respires, chaque seconde ; ta poitrine se soulève, courbant cette peau que j’ai si souvent caressé. Tu respires mais je ne suis pas là pour t’observer. Tu ne me dois rien ; tu es libre. Et nous ne nous reverrons probablement jamais.

Des bruits vagues ou des vagues au bruit qui pétri l’âme - des lames mal lavés rouillées de soleil en deuil, voilant les latitudes - il faut bien se réveiller. Tu as dormi seize heures, Neige. Comment tu te sens ? Comme après une bonne cuite. Et toi Anna. Et toi ? Haussement d’épaule. Je suis désolée, Anna. Je ne t’ai pas protégée. Haussement d’épaule. Repose-toi, Neige. Repose-toi.

Peut-être qu’Anna est plus compliquée que ce que je pensais, songea Neige en sommeillant. Peut-être qu’Anna n’était pas juste cette petite fille simple que je me dessinais. Ou peut-être est-ce moi, après deux jours passés à brûler et à saigner ; de bateaux en ruines, de souvenirs en palabres ; peut-être est-ce moi qui suis plus compliquée que ce que je pensais.

Le soleil vint casser la vitre de la chambre en fragment irisés. L’Outlander allait partir. La tête appuyée contre le vitre, Neige allait regarder les kilomètres se défaire à une vitesse affolante.

Manaus. Bientôt Manaus.