Road Trip [mod]

Le long couloir qui suivait l’escalier se perdait dans la pénombre et Cobalt s’y avançait, sa lampe torche jetant des ombres fantasmatique sur les murs et les gravats. C’était un long, long couloir - il avait quelque chose de fascinant et de triste à la fois, comme si des condamnés épuisés y avaient marché des siècles durant, sans gardien et sans garde, pour aller s’échouer plus loin, plus tard, là où toutes les étoiles étaient tombées de lassitude.

Cobalt avait sorti Lithium et Zoé, ses deux petits lézards. Pas question de prendre des risques, même si l’endroit semblait peu dangereux. Elle ne savait pas ce qui pouvait se cacher dans ces ruines. Elle tourna plusieurs fois, descendit des escaliers - parfois elle semblait apercevoir une flamme, rouge, qui indiquait un chemin - souvent ce n’était qu’un reflet de la torche sur de la terre.

Elle arriva finalement à une lourde porte de bois qu’elle inspecta quelques secondes avant de la pousser. Elle s’écarta dans un grincement de gonds séculaires.

Derrière la porte, il y avait une pièce. Ce qu’il y avait d’étrange avec cette pièce, c’est qu’elle était dotée d’une petite fenêtre, en hauteur, qui laissait filtrer un rayon de soleil, traversant la poussière. Mais Cobalt aurait juré qu’elle n’avait fait que descendre ; elle devait se trouver au moins dix mètres sous le sol. Comment pouvait-il y avoir du soleil à cet endroit-là ?

La pièce était dotée de multiples étagères, et chaque étagère croulait sous les vieux livres. Accroché à un mur, il y avait un katana, dont Cobalt se saisit avec curiosité. La lame glissa sans bruit hors du fourreau. Elle était en excellent état. Il y avait des poupées de corde et de plume accrochées non loin de la fenêtre. Et un petit oiseau se tenait là, un petit oiseau comme Cobalt n’en avait jamais vu avant. Rouge, il sifflait doucement, par intermittence. Cobalt aurait juré l’avoir déjà vu.

Il y avait aussi d’étranges monstres de métal allongés ça et là, sans que Cobalt sachent vraiment ce que c’était ou à quoi ils avaient pu servir un jour.

Le petit oiseau rouge la regardait curieusement - comme s’il interrogeait la jeune femme, peuplant l’air poussiéreux de questions silencieuses. Puis il s’envola et passa par la fenêtre, laissant derrière lui le katana, les vieux livres et les symboles étranges. L’air dans la pièce était relativement frais, et ne gênait pas trop la respiration. C’était un havre, un espace de tranquillité et de solitude dans le bruit du dehors. Aucun écho de voiture ou du brouhaha des quais. Cobalt n’avait aucune idée de vers où la fenêtre menait - l’oiseau rouge en tout cas ne lui rappelait aucune espèce connue dans l’amérique du nord.

Elle passa sa main sur les rayonnages, lisant la couverture des livres, cherchant à déchiffrer leur résumé, leur sens, leur contenu. Il y avait beaucoup à lire et Cobalt aimait beaucoup lire et lire beaucoup.

Elle s’assit là, sur une chaise qui traînait, et se mit à lire un ouvrage sur les natifs d’amérique du nord - et cet ouvrage changea sa vie.


[/quote]

Elle passa les mois suivants à travailler sur ses collections et sur ses propres recherches - le temps qu’elle avait de libre, elle le passait avec Mary a lire dans la “bibliothèque”, comme elles avaient coutume d’appeler cette petite pièce plusieurs mètres en dessous du sol. “Je descends à la bibliothèque” disait Mary, et Cobalt répondait “J’arrive” ou “Je te suis”, car si elles étaient amoureuses, elles étaient aussi inséparables, nidifiant et fusionnant comme seules les lesbiennes savent le faire.

La bibliothèque était un trésor de connaissances sur les peuples anciens, sur l’anthropologie, l’ethnopsychiatrie, la sociologie, et toutes ces choses qui intéressent tant ceux qui aiment dépayser le coeur en même temps que le corps. Cobalt y acquit la ferme conviction que personne n’avait rien compris aux pokemon, ni aux peuples natifs d’amérique, ni à l’existence - et en partageant ses opinions naquit en elle la ferme conviction qu’il fallait qu’elle en ait le coeur net : il fallait qu’elle retrouve des communautés de natifs. Il fallait qu’elle explore à l’ouest, plus loin à l’ouest.

Mary avait une thèse à préparer sur un sujet obscur (la sexualité des Hypotrempes un truc du style), et puis il fallait bien que quelqu’un reste s’occuper de la maison d’édition en son absence. Cobby décida donc de commencer à planifier son voyage. Seule. Seule, car toute lesbienne fusionnelle qu’elle soit, elle avait le goût de l’aventure, des grands espaces, et surtout, surtout, il n’y avait pas assez de place sur sa moto pour deux goudous et leur quarante-deux chemises à carreau chacune.

Il allait falloir, pour commencer, qu’elle se rende à Wheelfield pour faire tuner sa moto, préparer des pokeballs supplémentaire, et peut-être jeter un oeil à son katana, avec lequel elle se baladait sans arrêt même si tout le monde se demandait un peu ce qu’elle faisait avec (y compris elle-même). Il fallait aussi qu'elle rachète des piles. Il y avait des objets électriques qu'elle ne souhaitait pas recharger avec Lithium, pour des raisons... morales.

Quand elle aurait sécurisé ses moyens de survivance, elle partirait à la poursuite de l’oiseau rouge. Le premier arrêt ce serait Holika. Ensuite, elle aviserait. L’Amérique était grande. Son véritable road trip allait commencer.

Elle s’était rappelée qu’avant de partir, il fallait qu’elle nourrisse Zoé et Lithium, ses deux lézards favoris. Et pour ça, il lui fallait des insectes. Ou des animaux marins. Enfin des trucs qui craquent sous le palais, qui se gobent, n’importe quoi en bref d’à peu près comestibles. Les deux lézards n’étaient pas difficiles : ils mangeaient tout ce qui passait.

Elle était donc descendue en moto près de la plage de galets qui prolongeait le quartier du port. L’air frais du grand large fouettait le visage de Cobalt sans déranger ses longues tresses rouges. Elle avait depuis longtemps abandonné sa couleur rose et ses lentilles colorées et laissé ses cheveux reprendre leur auburn clair. Ils avaient poussés, tombant en longues tresses désordonnées sur ses épaules tatouées. Le voyage avait changé Cobalt. Et ce n'était peut-être pas fini.

Quand elle eut repéré quelque proie intéressante, elle arrêta sa moto, en descendit, et laissa ses petits compagnons attaquer sauvagement la faune locale. Elle regardait le ciel et l'horizon - peut-être l'horizon avait-il quelque chose à lui dire. Peut-être, au-delà de la tristesse qu'il y avait à laisser sa compagne derrière elle pour quelques mois, y aurait-il autre chose, une autre lumière pour expliquer son coeur.

Zoé et Lithium avaient dégoté un petit animal que Cobalt n’avait encore jamais vu, aussi elle se munit d’une pokeball pour l’attrapper. Elle prenait note mentalement de tout ce qu’elle devait faire en même temps. Le vent battait la crête des vagues sans parvenir à faire tomber la moto de Cobalt, pourtant en équilibre précaire sur la plage. Une chenipotte passée par là se fit gober par un des lézards.

Dans une lettre laissée à Mary, Cobalt avait parlé de la Mère Métal, sans s’expliquer - elle ne s’expliquait pas, le plus souvent. Ou alors elle ne s’expliquait plus. L’adolescente mal grandie qui avait quitté Woodmay presque deux ans plus tôt avait bien changé. Elle n’ouvrait plus son SIS que de temps en temps, sans vraiment lire les informations qui s’affichaient dessus : elle préférait renifler et toucher les pokemons, les observer les yeux écartés - elle ne croyait plus aux programmes ; elle se trouvait assez programmée comme ça.

Mais il y avait dans le métal quelque chose qui la fascinait, et qui avait fasciné d’autres personnes avant elles. Des anciens. Il fallait qu’elle les trouve. Qu’elle leur demande. C’était encore confus et compliqué dans la tête de Cobalt mais Cobalt embrassait cette confusion. C’était elle, la confusion ; c’était elle, le doute.

Il n’y avait pas grand chose à dire aussi Cobalt n’avait rien dit. La tristesse l’avait prise un matin, alors que Mary était partie travailler à son labo, et ne l’avait pas quittée. Elle faisait tourner sa cuillère dans sa tasse, plic, plic, plic. Pourtant c’était de l’amour, de l’amour, mais il est dur de respirer, de respirer quand tu es là. Je ne sais plus ce que je veux et où je vais. Je ne sais plus qui je suis. Depuis que j’ai ouvert mon esprit à d’autres drogues, je vais de perte de repères en perte de repère, je côtoie des monstres qui n’ont pas de nom, je vends mon âme à d’autres diables - Mary - tu me manques déjà mais il fallait que je parte. Claquer la porte, c’est ça, la vitalité, claquer la porte et courir pieds nus dans les ruelles et dans l’air du soir, pleurer seule les pieds sur les galets de la plage et espérer qu’on n’aura plus jamais, plus jamais, plus jamais besoin de toute cette merde, des baisers, de l’alcool, du sexe, des cigarettes...

Je suis partie Mary parce que je ne savais plus quoi faire pour me sentir vivante et notre amour me pesait sur la poitrine comme une voiture à l’arrêt.

Voilà tout.

Ils diront que je cherche des excuses mais je m’en moque. Nous avions nos failles ; toi, moi, nous. Il n’y a pas de comptes à équilibrer, pas de livres à brûler, pas d’autodafé, non, pas d’autodafé - nous nous sommes méritées. Dans nos bestiales tendresses, il y a eu des absences - des hoquets, des afflictions de poitrine comme des éternuments, brefs, signe qu’un rouage quelque part a joué. Tu me manques déjà, Mary, vingt-quatre heures après t’avoir quittée. Tu t’es levée ce matin et tu te demandes où je suis, et tu te demandes ce qui a mal tourné : rien, rien n’a mal tourné. Je t’aime comme au premier jour. Je t’aime, à vrai dire, beaucoup, beaucoup plus qu’au premier jour. Mais je suis épuisée. Ce n’est pas que notre relation, non - c’est bien d’autres choses ; c’est le goût du café le matin ; c’est la migraine à treize ou quatorze heures qui court jusque dans la nuit ; c’est les mots qui passent sans que je ne les arrête. C’est tout cela.

J’aurais pu te dire : je reviendrai. Je reviendrai. Je n’aurai pas menti, car j’en suis sûre, sûre - je reviendrai. Mon corps ne brûle déjà que de toi - mon visage cherche ta poitrine, mes mains cherchent tes hanches - mon sommeil cherche tes bras.

Je ne le dirai pas, car il faut laisser le temps au futur de se faire et de se défaire - il faut laisser le temps à l’à-venir de respirer.

Cela fait plusieurs jours que j’ai pris la route. A certains moments, c’est plus difficile qu’à d’autres. Parfois, j’évolue comme dans un brouillard d’ombres pressantes et menaçantes ; j’ai mes propres démons ; ils ne sont pas dans mon pokédex. Je crois que j’ai fini par chuter. Il a fallu que je prenne mon temps, que je coure dans la bonne direction, ma boîte en carton sur la tête ; avec le bon appui - on ne trébuche pas si facilement volontairement. C’est un art, je dirais - l’art de se perdre. L’art de se cogner. Si je ne sais toujours pas comment me sentir vivante, je maîtrise à merveille l’écart liminal d’une Chose à l’autre - je sais passer de l’autre côté du miroir.


Cela fait plusieurs jours que j’ai pris la route et je ne sais toujours pas vraiment qui je suis et où je vais. L’oiseau rouge a disparu - ton ombre est incolore. Quelque chose crie à l’intérieur de moi, quelque chose crie et je dois trouver une façon d’avancer, une façon de ne pas rester de ton côté des choses - dans le soleil de notre petit appartement, la tête posée tout contre toi dans le jour qui se lève. Quelque chose hurle à l’intérieur de moi, hurle, hurle tout le jour - j’espère qu’elle ne me dévorera pas.


[/quote]

Des oiseaux passent au-dessus de Cobalt, certains suivant le rythme de sa moto, d’autres se contentant de croiser silencieusement sa route. Elle va de petits chemins en petits chemins, étudiant la faune locale, cherchant des réponses spécifiques à des questions plus larges.

Je ne crois pas que j’ai eu tort, ou que c’est un mal de ne pas savoir me détacher de toi. Je crois que c’est beau, aussi, de savoir s’attacher autant, de savoir aimer autant - je crois que c’est quelque chose que je dois garder en moi comme un trésor : avoir pu t’aimer autant. T’aimer autant, toujours.

Je crois que j’ai été courageuse de partir. Il faut que j’arrive à me détacher une fois, c’est de ça dont a besoin notre relation - pour toi comme pour moi, il faut savoir lâcher prise pour mieux revenir. Je crois que nous nous reverrons, car nous nous aimons, car nous allons ensemble comme les doigts d’une même main - je crois que nous nous reverrons mais il faudra longtemps, longtemps, pour que je te reprenne dans mes bras exactement de la même façon. D’ici là, il nous faut trouver les modalités de vivre - pour toi, ce sera plus facile que pour moi. C’est pour ça que je suis partie. De nous deux, je suis celle qui sait le moins bien tenir sur ses deux jambes, quand souffle le Grand Vent et que les tendresses se couchent sur la plaine sans porter de réponse.

Je t’aime, pourtant, et cela ne changera pas.